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Rite de passage
Mark Charon se retrouvait dans une position passablement délicate. Ce n’était pas parce qu’il était un flic corrompu qu’il était un flic stupide. En fait, il avait un esprit prudent et analytique et s’il avait commis des erreurs, il en était conscient. C’était précisément le cas alors que, étendu sur son lit, il venait de raccrocher le téléphone après sa conversation avec le garde-côte. Le premier problème était qu’Henry ne serait pas trop ravi d’apprendre que son labo avait disparu, et trois de ses hommes avec. Pire encore, il semblait qu’une grosse quantité de drogue avait été perdue et même pour Henry, les sources d’approvisionnement n’étaient pas illimitées. Pis que tout, l’auteur – ou les auteurs – de cette prouesse était non identifié, avait pris le large et faisait… quoi au juste ?
Il savait qui était Kelly. Il avait même reconstitué les faits jusqu’à cette coïncidence assez incroyable que Kelly avait été celui qui avait ramassé Pam Madden dans la rue, par un pur hasard, le jour même où Angelo Vorano avait été liquidé, et qu’elle se trouvait en fait à bord de son bateau, à moins de dix mètres de la vedette des gardes-côtes, au sortir de cette nuit de tempête vomitive. Et voilà qu’Em Ryan et Tom Douglas cherchaient à se renseigner sur lui et qu’ils avaient pris l’incroyable initiative de demander aux gardes-côtes de faire le boulot pour eux. Pourquoi ? Un interrogatoire de confirmation avec un témoin ne résidant pas en ville était une question qui se réglait le plus souvent au téléphone. Em et Tom travaillaient sur l’affaire de la fontaine, de même que sur toutes celles qui s’étaient déclenchées au cours des semaines ultérieures. « Un riche plaisancier excentrique », c’est tout ce qu’il avait révélé à Henry, mais les plus fins limiers de la criminelle s’intéressaient à lui, il avait été en relation directe avec l’une des filles qui avaient lâché Henry, il possédait un bateau et il n’habitait pas loin du laboratoire clandestin que ce même Henry avait la stupidité d’utiliser encore. Voilà qui formait une chaîne de coïncidences aussi longue qu’improbable, et rendue d’autant plus troublante que Charon n’était plus un policier enquêtant sur un crime, mais bien lui-même un criminel précisément impliqué dans les crimes sur lesquels on enquêtait.
La découverte fut plutôt rude pour le lieutenant étendu sur son lit. Quelque part, ce n’était pas ainsi qu’il se décrivait. Charon s’était cru en vérité au-dessus de tout ça : observateur, figurant occasionnel, mais certainement pas acteur principal du drame qui se déroulait au-dessous de lui. Après tout, c’était lui qui avait le plus beau palmarès dans la longue histoire de la brigade des stups, couronné par l’élimination d’Eddie Morello, peut-être la plus belle action de toute sa vie professionnelle – doublement plus belle parce qu’il avait éliminé un authentique trafiquant, grâce à un meurtre prémédité commis devant pas moins de six autres officiers de police et aussitôt maquillé en acte de légitime défense, ce qui lui avait valu un congé payé en sus du contrat que lui avait réglé Henry. En quelque sorte, cela lui avait fait l’effet d’un jeu particulièrement distrayant, et finalement pas si éloigné du boulot pour lequel le payaient les citoyens de cette ville. Les hommes se nourrissaient de leurs illusions, et Charon n’était pas différent des autres. Ce n’était pas tant parce qu’il s’était persuadé que ce qu’il faisait était bien, que parce qu’il avait pris à cœur les tuyaux à lui fournis par Henry au point d’éliminer lui-même tous les rivaux susceptibles d’entraver le petit commerce de ce dernier. Étant en mesure de contrôler qui enquêtait sur quoi parmi ses hommes, il avait fini par offrir l’ensemble du marché local au seul fournisseur sur lequel ses dossiers restaient vierges d’informations. Cela avait permis à Henry d’étendre son réseau, attirant par là même l’attention de Tony Piaggi et de ses relations personnelles sur la côte Est. Sous peu, et il en avait averti Henry, il allait être obligé de laisser ses hommes écorner les franges de son réseau. Henry l’avait compris, sans aucun doute après avoir pris conseil auprès de Piaggi, homme assez raffiné pour saisir les points les plus délicats de la partie en cours.
Mais quelqu’un avait balancé une allumette dans ce mélange hautement volatil. Les informations qu’il détenait n’allaient que dans un sens, mais pas assez loin. Il lui fallait donc creuser ça, pas vrai ? Charon réfléchit quelques secondes et décrocha son téléphone. Il lui fallut trois coups de fil pour obtenir le bon numéro.
— Police d’État.
— J’essaye de joindre le capitaine Joy. De la part du lieutenant Charon, de la police municipale de Baltimore.
— Vous avez de la veine, lieutenant. Il rentre à l’instant. Ne quittez pas, je vous prie. La voix qui prit le relais était lasse.
— Capitaine Joy.
— Bonjour, ici le lieutenant Charon, Mark Charon, police municipale. Je travaille aux stups. J’ai appris que vous aviez effectué une grosse prise.
— Ça, vous pouvez le dire. Charon entendit l’homme se laisser tomber dans son fauteuil avec un mélange de satisfaction et de lassitude.
— Pourriez-vous me faire un rapide topo ? J’aurais peut-être certaines informations sur cette affaire, de mon côté.
— Qui vous en a parlé, d’abord ?
— Ce garde-côte qui vous a piloté – Oreza. J’ai bossé avec lui sur deux ou trois coups. Vous vous souvenez de cette grosse prise de marihuana, dans la ferme du comté de Talbot ?
— C’était vous ? J’ai l’impression que les côtiers s’en sont attribué le mérite exclusif.
— J’ai été bien obligé, pour protéger mon indicateur. Écoutez, vous pouvez toujours les appeler si vous voulez une confirmation. Je vous donnerai leur numéro de téléphone, le chef de station s’appelle Paul English.
— C’est bon, Charon, vous m’avez convaincu.
— En mai dernier, j’ai passé une journée et une nuit entières en leur compagnie, à chercher un gars qui avait disparu sous notre nez. On ne l’a jamais retrouvé, on n’a jamais retrouvé son bateau. Oreza dit que…
— L’homme-crabe, dit Joy dans un souffle. Quelqu’un l’a balancé à la flotte, et on dirait qu’il y est depuis un bout de temps. Vous avez des trucs à me dire sur lui ?
— Il s’appelle probablement Angelo Vorano. Il vivait dans le coin ; un dealer à la petite semaine qui cherchait à décrocher le filon. Charon donna son signalement.
— La taille semble correspondre. On va quand même vérifier la formule dentaire pour confirmer l’identité. Parfait, ça devrait nous aider, lieutenant. Que voulez-vous en échange ?
— Que pouvez-vous me dire ? Charon passa plusieurs minutes à prendre des notes. Et qu’est-ce que vous comptez faire de Xantha ?
— On la garde comme témoin, avec la bénédiction de son avocat, soit dit en passant. Nous voulons protéger cette fille. Il semblerait qu’on soit tombés sur une sacrée bande de salopards.
— Je veux bien le croire, répondit Charon. D’accord, donnez-moi le temps de voir ce que je peux vous obtenir de mon côté.
— Merci de votre assistance.
— Bon Dieu, dit Charon après avoir raccroché. Un Blanc… avec un grand bateau blanc. Burt et les deux gars que Tony avait visiblement désignés pour le seconder, abattus chacun d’une balle de .45 dans la nuque. Les meurtres aux allures d’exécution n’étaient pas encore en vogue dans le milieu de la drogue, et le sang-froid dont ils témoignaient lui flanquait la chair de poule. Mais c’était moins du sang-froid que de l’efficacité, non ? Comme les revendeurs. Comme l’affaire sur laquelle Em et Tom travaillaient, et ils voulaient avoir des renseignements sur ce fameux Kelly, et c’était un Blanc avec un gros bateau blanc qui vivait non loin du labo. Ça faisait un peu trop de coïncidences.
La seule bonne nouvelle, en fait, était qu’il pouvait appeler Henry en toute impunité. Il connaissait toutes les écoutes téléphoniques du secteur en rapport avec les stupéfiants, et aucune ne visait le réseau de Tucker.
— Ouais ?
— Burt et ses potes sont morts, annonça Charon.
— C’est quoi, c’t’histoire ? dit une voix soudain parfaitement réveillée.
— Tu m’as très bien entendu. La police d’État de Somerset a emballé les corps. Angelo également, enfin, ce qu’il en reste. Le labo n’existe plus, Henry. La drogue a disparu, et ils détiennent Xantha. Tout cela lui procurait à vrai dire une certaine satisfaction. Charon était encore suffisamment flic pour ne pas s’apitoyer du démantèlement d’un réseau criminel.
— Bordel, mais qu’est-ce qui se passe ? s’enquit une voix criarde.
— Ça, je crois que je peux aussi te l’expliquer. Il faut qu’on se voie.
*
Kelly jeta un nouveau coup d’œil à son perchoir, derrière le volant de sa Coccinelle de location, avant de retourner à son appartement. Il était fatigué, quoique rassasié par ce dîner succulent. Sa sieste de l’après-midi lui avait suffi pour tenir le coup après une longue journée, mais la raison principale de cette sortie était d’évacuer sa colère, et conduire l’y aidait le plus souvent. Il avait vu l’homme, désormais. Celui qui avait achevé Pamela, avec un lacet. Cela aurait été si facile de lui régler son compte tout de suite. Kelly n’avait jamais tué personne à mains nues, mais il savait comment procéder. Tout un tas de spécialistes avaient passé un temps considérable à Coronado, Californie, à lui enseigner les finesses de la technique, au point que, chaque fois qu’il croisait quelqu’un, il plaquait sur sa silhouette une sorte de feuille de papier millimétré, tel endroit pour tel geste, tel endroit pour tel autre – et se rendre compte qu’il savait s’y prendre, oui, ça valait le coup. Ça valait de courir le danger, ça valait d’en, assumer les conséquences… mais ce n’était pas pour autant une raison de s’y livrer, de même que prendre des risques ne signifiait pas être casse-cou. C’était le revers de la médaille.
Mais il voyait maintenant le bout du tunnel, et il fallait commencer à envisager la suite. Il devrait même redoubler de précaution. Donc les flics connaissaient son identité mais il était sûr que ça se limitait à ça. Même si la fille, cette Xantha, se décidait un jour à leur parler, elle n’avait jamais vu ses traits – la peinture de camouflage était faite pour ça. En gros, le seul danger était qu’elle ait noté le numéro d’immatriculation de son bateau au moment où il s’éloignait du quai où il l’avait débarquée, mais c’était peu probable. Faute de preuve matérielle, ils se retrouveraient les mains vides devant un tribunal. Donc, ils savaient qu’il détestait certains individus – à la bonne heure. Ils pouvaient même connaître la teneur de son entraînement – parfait. La partie qu’il jouait suivait un certain nombre de règles. La leur en avait d’autres. Tout bien pesé, elles jouaient plutôt en sa faveur.
Il examina les lieux depuis sa voiture, pour estimer les angles et les distances, esquisser déjà un plan et envisager diverses variantes. Ils avaient choisi un quartier peu fréquenté par les patrouilles de police et doté de vastes espaces vides. Personne ne pouvait s’approcher de leur planque sans se faire aisément repérer… et leur laisser sans doute le temps de détruire si nécessaire toute trace compromettante. C’était une façon logique d’aborder leur problème tactique, à un détail près. Ils n’avaient pas envisagé un ensemble de règles tactiques différentes.
Pas mon problème, se dit Kelly en démarrant pour rejoindre son appartement.
*
— Dieu Tout-puissant… Roger MacKenzie pâlit et fut pris d’une nausée soudaine. Ils prenaient le petit déjeuner sous la véranda de sa maison au nord-ouest de Washington. Son épouse et sa fille étaient allées faire des courses à New York pour la rentrée. Ritter avait débarqué à l’improviste à dix-huit heures quinze, complet strict et mine résolue, note discordante dans l’agréable fraîcheur de la brise matinale. Je connais son père depuis trente ans.
Ritter but une gorgée de son jus d’orange, même si l’acidité ne faisait pas non plus franchement du bien à son estomac. C’était une trahison de la pire espèce. Hicks avait su pertinemment qu’elle nuirait à des concitoyens, dont au moins un qu’il connaissait de nom. Ritter s’était déjà fait son opinion là-dessus mais il fallait laisser à Roger le temps de radoter.
— Nous avons fait Randolph ensemble, nous étions dans le même Groupe de bombardement, poursuivait MacKenzie. Ritter décida de le laisser tout déballer, même si cela risquait de prendre un bout de temps. On a fait des trucs ensemble… conclut l’homme en regardant son petit déjeuner intact.
— Je ne peux pas vous reprocher de l’avoir pris dans votre service, Roger, mais le garçon est coupable d’espionnage.
— Que voulez-vous faire ?
— L’espionnage est un crime, Roger, souligna Ritter.
— Je dois partir bientôt. Ils me veulent dans leur équipe pour la réélection, je devrais m’occuper de tout le Nord-Est.
— Si tôt ?
— Jeff Hicks dirigera la campagne dans le Massachusetts, Bob. Je travaillerai directement avec lui. MacKenzie regarda de l’autre côté de la table. Il s’exprimait par phrases courtes, presque sans suite. Bob, une enquête pour espionnage dans notre service – ça pourrait tout foutre en l’air. Si ce que nous avons fait – si votre… opération était dévoilée au public – je veux dire, son déroulement et les circonstances de son échec…
— Je suis désolé, Roger, mais ce petit salopard a trahi sa patrie.
— Je pourrais lui retirer son visa de sécurité, le flanquer dehors…
— Pas suffisant, observa Ritter, glacial. Des gens risquent de mourir par sa faute. Il ne s’en tirera sûrement pas comme ça.
— On pourrait vous ordonner de…
— De faire obstacle à la justice, Roger ? observa Ritter. Parce qu’il s’agit de ça. C’est un crime.
— Cette écoute était illégale.
— Enquête relevant de la sécurité de l’État – nous sommes en guerre, au cas où vous l’auriez oublié – les règles sont légèrement différentes et d’ailleurs, la seule chose à faire est de les lui repasser et il craquera aussitôt. Ritter en était certain.
— Et courir le risque d’abattre le Président ? Maintenant ? En ce moment ? Croyez-vous que ça servira notre pays ? Vous avez songé à nos relations avec les Russes ? Le moment est crucial, Bob. Certes, mais ne l’est-il pas toujours ? C’est ce que Ritter avait envie d’ajouter mais il se retint.
— Enfin, j’étais venu vous voir pour prendre un conseil, dit Ritter, qu’il finit par obtenir, d’une certaine façon.
— Nous ne pouvons nous permettre une enquête qui déboucherait sur un procès public. Politiquement, c’est inacceptable. MacKenzie espérait que ce serait suffisant.
Ritter acquiesça et se leva. Le retour à son bureau à Langley n’était pas aussi confortable que prévu. Même s’il était agréable d’avoir les coudées franches, il se retrouvait confronté à une situation qu’il ne voulait pas, si désirable soit-elle, voir se muer en habitude. La première chose à faire était de supprimer l’écoute. Au plus vite.
*
Après tout ce qui était arrivé, ce fut le journal qui annonça le premier la nouvelle. Le titre, sur quatre colonnes à la une, annonçait un triple meurtre lié à une affaire de drogue dans le comté tranquille de Somerset. Ryan dévora l’article, en oubliant de lire la page des sports qui occupait d’habitude un quart d’heure de son train-train matinal.
Ce ne peut être que lui, se dit le lieutenant. Qui d’autre laisserait derrière lui « une importante quantité de drogue », en plus de trois cadavres ? Il quitta la maison quarante minutes plus tôt ce matin-là, à l’étonnement de son épouse.
*
— Mme O’Toole ? Sandy venait tout juste d’achever sa première tournée de la matinée et elle était en train de remplir des papiers quand le téléphone sonna.
— Oui ?
— James Greer à l’appareil. Vous avez eu affaire à ma secrétaire, Barbara, je crois.
— Oui, tout à fait. Puis-je vous être utile ?
— Cela me gêne de vous déranger mais nous cherchons à mettre la main sur John. Il n’est pas chez lui.
— Non, je crois qu’il est en ville, mais je ne sais pas où exactement.
— Si vous avez de ses nouvelles, pouvez-vous lui demander de m’appeler ? Il a mon numéro. Excusez-moi encore de vous demander cela, ajouta poliment l’homme.
— Ce sera avec plaisir. Qu’est-ce que c’était encore ? se demanda-t-elle.
L’inquiétude la gagnait. La police en avait après John, elle l’avait prévenu et il n’avait pas paru s’en soucier. Et voilà que quelqu’un d’autre essayait également de lui mettre la main dessus. Pourquoi ? Puis elle avisa un exemplaire du journal du matin posé sur la table de l’aire d’accueil. Le frère de l’un de ses patients était en train de lire un article quelconque, mais à l’angle inférieur droit de la une s’étalait le titre : MEURTRE LIÉ À LA DROGUE DANS LE SOMERSET.
*
— Tout le monde s’intéresse à ce type, observa Frank Allen.
— Comment cela ? Charon était entré au commissariat ouest, sous prétexte de jeter un œil au dossier d’enquête administrative sur la mort d’Eddie Morello. Il avait réussi à convaincre Allen de lui permettre de consulter les dépositions des autres policiers et des trois témoins civils. Comme il avait gracieusement décliné son recours à un avocat et comme les circonstances de la fusillade semblaient parfaitement limpides, Allen n’y avait pas vu d’inconvénient, à condition qu’il le fasse devant lui.
— Je veux dire, juste après le coup de fil de Pittsburgh, cette dénommée Brown qui se fait descendre, Em a appelé ici pour avoir des renseignements sur lui. À présent, c’est toi. Comment ça se fait ?
— Son nom a été cité. Nous ne savons pas encore pourquoi, et il s’agit juste d’une vérification rapide. Qu’est-ce que tu peux me dire sur lui ?
— Eh, Mark, t’es en congé, souviens-toi ? remarqua Allen.
— Tu es en train de me dire que je ne vais pas reprendre le boulot tout de suite ? Je suis censé mettre ma cervelle en veilleuse, Frank ? Aurais-je manqué dans le journal l’article annonçant que les escrocs ont décidé de prendre des vacances ?
Allen dut en convenir.
— Toute cette attention… j’en viens à me demander si ce type n’aurait pas quelque chose à se reprocher. Je suppose que j’ai deux-trois renseignements sur lui – ouais, c’est vrai, j’avais oublié. Attends une minute. Allen se leva de son bureau pour se rendre aux archives, et Charon fit semblant de lire les dépositions, le temps qu’il revienne. Une mince chemise en papier bulle atterrit sur ses genoux. Tiens tiens…
C’était un extrait des états de service de Kelly, mais il n’y avait pas grand-chose, comme put le constater Charon en feuilletant le dossier. Il comprenait ses diplômes de plongée, le rapport de son instructeur et une photographie, accompagnés d’autres paperasses de style officiel. Charon leva les yeux.
— Il vit sur une île ? C’est ce que j’ai cru comprendre.
— Ouais, je lui ai posé la question. L’histoire est assez marrante. Cela dit, pourquoi ça t’intéresse ?
— C’est juste un nom qui a été cité, sans doute rien, mais je voulais quand même vérifier. Je n’arrête pas d’entendre parler d’une bande qui officierait dans la baie.
— Je devrais vraiment refiler ce truc à Em et Tom. J’avais complètement oublié que je l’avais.
Déjà mieux.
— Je file justement de ce côté. Tu veux que je le dépose ?
— Tu ferais ça ?
— Bien sûr. Charon glissa la chemise sous son bras. Son premier arrêt fut dans une succursale des librairies Pratt où il put photocopier les documents à dix cents la page. Puis il trouva une boutique de photographe. Sa plaque de policier lui permit d’obtenir en moins de dix minutes cinq agrandissements de la petite photo d’identité. Il les laissa dans la voiture lorsqu’il se gara au quartier général, mais il n’entra que le temps de confier le dossier au planton qui courut le monter à la criminelle. Il aurait pu garder l’information par-devers lui, mais réflexion faite, il semblait plus intelligent de se comporter en flic normal accomplissant une tâche normale.
*
— Alors, que s’est-il passé ? demanda Greer, derrière la porte close de son bureau.
— Roger dit qu’une enquête aurait des conséquences politiques désastreuses, répondit Ritter.
— Allons bon, si c’est pas dommage ?
— Là-dessus, il a dit qu’on n’avait qu’à régler ça, ajouta Ritter. Pas en ces termes, mais c’était le sens général. Inutile de tout embrouiller.
— Ce qui veut dire ?
— À votre avis, James ?
*
— D’où vient ce truc ? demanda Ryan quand le dossier atterrit sur son bureau.
— Un inspecteur m’a donné ça, en bas, répondit le jeune planton. Je ne le connais pas, mais il a dit que c’était à remettre à votre bureau.
— D’accord. Ryan le congédia d’un geste et ouvrit la chemise, découvrant pour la première fois une photographie de John Terrence Kelly. Il s’était engagé dans la Marine quinze jours après son dix-huitième anniversaire, il y était resté… six ans, et avait été rendu à la vie civile avec le grade de quartier-maître de première classe. Ryan se rendit compte aussitôt qu’il manquait pas mal de pièces au dossier. Rien d’étonnant, car le service avait été surtout intéressé par ses qualités de plongeur. Restaient sa date de sortie de l’école d’UDT et sa qualification ultérieure d’instructeur qui avait intéressé le service. Les trois rapports d’évaluation consignés dans le dossier portaient tous un 4.0, la note la plus élevée attribuée par la Navy, et ils étaient accompagnés d’une chaleureuse lettre de recommandation émanant d’un amiral à trois étoiles, que le service avait prise pour argent comptant. L’amiral avait eu la prévenance d’y joindre la liste de ses décorations, histoire d’impressionner un peu plus la police municipale de Baltimore : Croix de la Navy, avec Étoile d’argent. Étoile de bronze avec « V » de citation au combat et deux épis, valant attribution répétée de la même récompense. Cœur de pourpre, avec deux épis valant attribution répétée…
Bon Dieu, ce type est le portrait craché de ce que j’imaginais, non ?
Ryan reposa la chemise, remarquant qu’elle faisait partie du dossier de l’affaire Gooding. Cela voulait dire Frank Allen… encore une fois. Il l’appela.
— Merci pour les infos sur Kelly. Qui a déposé le dossier ?
— Mark Charon est passé me voir, lui expliqua Allen. Je suis en train de boucler le dossier sur le suspect qu’il a abattu et il m’a cité ce nom, indiquant qu’il était apparu au cours d’une de ses enquêtes. Désolé, vieux, j’avais oublié que je l’avais. Il m’a proposé de passer le déposer chez vous. Ce n’est pas franchement le mec que j’imagine se piquer, mais cela dit… La voix poursuivit mais elle n’intéressait déjà plus Ryan.
Ça commence à aller trop vite, bougrement trop vite.
Charon. On le retrouve partout, non ?
— Frank, j’ai une question vache à te poser. Quand ce sergent Meyer a appelé de Pittsburgh, t’en as parlé à quelqu’un d’autre ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, Em ? demanda Allen. La suggestion faisait naître en lui un début d’inquiétude.
— Je n’ai pas dit que t’as appelé la presse, Frank.
— C’était le jour même où Charon a descendu le dealer, n’est-ce pas ? réfléchit Allen. J’aurais pu lui dire quelque chose… c’est la seule autre personne avec qui j’ai discuté ce jour-là, maintenant que j’y pense.
— D’accord, merci Frank. Ryan chercha le numéro de la caserne « V » de la police d’État.
— Capitaine Joy, répondit une voix fort lasse. Le commandant de la caserne serait volontiers allé se coucher dans son propre cachot, mais la tradition étant ce qu’elle était dans une caserne, de la police d’État, il avait trouvé un lit confortable pour ses quatre heures trente de repos réglementaire. Joy avait déjà hâte de voir le comté de Somerset retrouver une vie normale, même si l’épisode pouvait bien lui rapporter des galons de commandant.
— Ici le lieutenant Ryan, de la brigade criminelle de Baltimore.
— Eh bien, on peut dire qu’on intéresse les gars de la grande ville, commenta Joy, avec une ironie désabusée. Et vous, qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire que j’étais sur le point d’aller me coucher hier soir, quand un autre de vos collègues m’a appelé ici, un lieutenant Caron, ou quelque chose comme ça, je n’ai pas noté le nom. Il prétendait pouvoir identifier un des corps… ce nom-là, je l’ai écrit… enfin, quelque part. Désolé, je deviens un zombie.
— Pourriez-vous me tuyauter ? Vous me la faites courte. Il s’avéra que la version courte était à rallonge. Ryan reprit : La femme est toujours en garde à vue ?
— Un peu, oui.
— Capitaine, gardez-la ainsi jusqu’à ce que je vous avise du contraire, d’accord ? Excusez-moi, veuillez, s’il vous plaît la garder ainsi. Il se pourrait qu’elle soit citée comme témoin dans une affaire criminelle.
— Ouais, j’suis au courant, vous vous rappelez ?
— Non, je veux dire, de notre côté également, capitaine. Deux affaires sérieuses, cela fait neuf mois que j’enquête dessus.
— Elle sortira pas d’ici un bout de temps, promit Joy. On a pas mal à causer avec elle, de notre côté, et son avocat joue le jeu.
— Rien de neuf sur le tireur ?
— Juste ce que je vous ai dit : blanc, sexe masculin, aux alentours d’un mètre quatre-vingt-cinq, et il s’était barbouillé en vert, d’après la fille. Joy avait omis ce détail de sa relation initiale.
— Quoi ?
— Elle a dit qu’il avait la figure et les mains vertes, comme une peinture de camouflage, je suppose. Il y a encore un truc, ajouta Joy. C’est un sacré bon fusil. Les trois bonshommes, il les a refroidis d’une balle chacun, en plein dans le mille – la perfection.
Ryan rouvrit la chemise d’un geste sec. C’était indiqué au bas du palmarès de Kelly : Tireur d’élite à la carabine, Maître-tireur au pistolet.
— Je vous rappellerai, capitaine. On dirait que vous avez fait du sacré bon boulot pour un gars qui n’a pas souvent des homicides.
— Ouais, j’aimerais autant me remettre à aligner les chauffards, confirma Joy en raccrochant.
— T’es en avance, observa Douglas, qui entrait en retard, lui. T’as vu le journal ?
— Notre ami est de retour, et il a recommencé ses exploits. Ryan lui passa la photo.
— Il a l’air plus âgé, nota le sergent.
— Trois Cœurs de pourpre, ça donne toujours un coup de vieux. Ryan mit Douglas au courant. Tu veux descendre à Somerset interroger cette fille ?
— Tu crois… ?
— Oui, je crois qu’on tient notre témoin. Je crois aussi qu’on tient notre fuite. Ryan expliqua rapidement ce dernier point.
*
Il avait appelé juste pour entendre le son de sa voix. Arrivé si près du but, il se permettait de regarder un peu plus loin. Ce n’était peut-être pas vraiment digne d’un pro, mais Kelly avait beau en être un, il demeurait humain.
— John, où êtes-vous ? Le ton était encore plus inquiet que la veille.
— J’ai un endroit. Il ne voulait pas en dire plus.
— J’ai un message pour vous de James Greer, il a dit que vous le rappeliez.
— D’accord. Kelly grimaça – il était censé l’avoir contacté la veille.
— C’était vous, dans le journal ?
— Comment ça ?
— Je parle des trois cadavres retrouvés sur la côte Est ! dit-elle dans un souffle.
— Je vous rappelle, dit-il, presque aussi vite que le frisson l’envahit.
Kelly n’était pas abonné au journal à l’adresse de son appartement, pour des raisons évidentes, mais il fallait qu’il en ait un sous la main. Il se souvint qu’il y avait un distributeur au coin de la rue. Il n’avait besoin que d’y jeter un œil.
Que sait-elle de moi ?
Il était trop tard pour s’adresser des reproches. Il allait connaître le même problème avec elle qu’avec Doris. Celle-ci dormait quand il avait fait le boulot et les détonations l’avaient réveillée. Il lui avait bandé les yeux, puis l’avait larguée après lui avoir expliqué que Burt s’apprêtait à la tuer, en lui laissant de quoi se payer le Greyhound et filer quelque part. Même sous l’influence de la drogue, elle avait paru terrorisée, en état de choc. Pourtant, les flics lui avaient déjà mis le grappin dessus. Merde, comment était-ce possible ?
Rien à cirer du comment, mec, l’important c’est qu’ils l’aient.
L’univers avait aussitôt basculé pour lui.
Bon, d’accord, alors tu fais quoi à présent ? C’était ce qui accaparait ses pensées durant tout le trajet du retour à son appartement.
Pour commencer, il fallait qu’il se débarrasse du Colt .45 mais il avait déjà décidé de le faire. Même s’il n’avait laissé aucun indice derrière lui, le lien était possible. Quand sa mission était terminée, elle l’était pour de bon. Mais pour l’heure, il avait besoin d’aide et où l’obtenir, sinon de ceux pour qui il avait tué ?
— L’amiral Greer, je vous prie ? De la part de M. Clark.
— Ne quittez pas. Puis Kelly entendit : Vous étiez censé m’appeler hier, l’auriez-vous oublié ?
— Je peux être là dans deux heures, monsieur.
— Je vous attends.
*
— Où est Cas ? demanda Maxwell. Il était suffisamment préoccupé pour avoir utilisé le sobriquet de son ami. Le quartier-maître qui lui tenait lieu de secrétaire comprit aussitôt.
— J’ai déjà appelé chez lui, amiral. Pas de réponse.
— C’est drôle. Ce qui ne l’était pas, mais le quartier-maître comprenait également.
— Voulez-vous que j’envoie quelqu’un à Bolling, jeter un œil ?
— Bonne idée. Maxwell hocha la tête et retourna dans son bureau.
Dix minutes plus tard, un sergent de la sécurité militaire de l’Armée quittait sa guérite et partait en voiture vers un lotissement formé de pavillons jumelés, où logeaient les officiers supérieurs en poste au Pentagone. La plaque à l’entrée indiquait : Contre-amiral C.P. Podulski, USN, avec les ailes des aviateurs. Le sergent n’avait que vingt-trois ans et ne cherchait pas spécialement à fréquenter les huiles, mais il avait reçu l’ordre de vérifier s’il y avait un problème quelconque. Le journal du matin était posé sur les marches. Il y avait deux voitures garées à l’emplacement réservé, dont une portant le macaron du Pentagone sur le pare-brise, et il savait que l’amiral et son épouse vivaient seuls. Rassemblant tout son courage, le sergent frappa à la porte, fermement mais pas trop fort. Aucune réaction. Il essaya alors la sonnette. Aucune réaction. Et maintenant ? se demanda le jeune sous-off. La base tout entière était propriété de l’État et le règlement l’autorisait à pénétrer dans tous les bâtiments du périmètre, il avait des ordres et son lieutenant le couvrirait sans doute. Il ouvrit la porte. Aucun bruit. Il visita le rez-de-chaussée, ne découvrant rien d’autre que ce qui s’y était trouvé la veille au soir. Il appela plusieurs fois, sans résultat, et décida qu’il n’avait pas d’autre choix qu’aller voir à l’étage. Ce qu’il fit, une main posée sur l’étui en cuir blanc de son arme…
L’amiral Maxwell était là vingt minutes plus tard.
— Crise cardiaque, annonça le médecin de l’Air Force. Sans doute durant son sommeil.
Ce n’était pas le cas de son épouse, gisant près de lui. Une femme naguère si jolie, se souvenait Dutch Maxwell, mais ravagée par la perte de leur fils. Le verre d’eau à moitié rempli était posé sur un mouchoir pour ne pas marquer le bois de la table de nuit. Elle avait même remis le bouchon sur le tube de cachets avant de s’étendre auprès de son mari. Dutch avisa le valet de nuit. La chemise blanche était posée sur le cintre, prête pour une nouvelle journée de service pour son pays d’adoption, les Ailes d’or surmontant la brochette de rubans, dont le premier, bleu pâle frappé de cinq étoiles blanches. Ils devaient se voir pour discuter de son départ à la retraite. Quelque part, Dutch n’était pas surpris.
— Seigneur, prends pitié ! dit Dutch, en contemplant les seules victimes dans leur camp de l’opération VERT BUIS.
*
Qu’est-ce que je dis ? s’interrogea Kelly en franchissant la grille d’entrée. Le garde le scruta avec insistance malgré son laissez-passer, sans doute étonné que l’Agence paye vraiment si mal son personnel d’active. Il alla garer son épave sur l’aire réservée aux visiteurs, mieux située que celle dévolue au personnel, ce qui paraissait un peu bizarre. Kelly pénétra dans le hall où il fut accueilli par un agent de la sécurité qui le conduisit dans les étages. L’endroit lui semblait plus menaçant aujourd’hui, tous ces couloirs banals et sinistres sillonnés par des anonymes, mais c’était uniquement parce que cet édifice s’apprêtait à devenir une sorte de confessionnal pour une âme qui n’avait pas encore décidé si elle était, oui ou non, celle d’un pécheur. Il ne connaissait pas le bureau de Ritter. Il était situé au troisième et étonnamment exigu. Kelly avait cru le personnage important – et même s’il l’était effectivement, ce n’était pas encore le cas de son bureau.
— Salut, John, dit l’amiral Greer, encore sous le coup de la nouvelle reçue de Dutch Maxwell une demi-heure plus tôt. Greer lui indiqua un siège et l’on ferma la porte. Ritter fumait, au grand désagrément de Kelly.
— Heureux de retrouver le pays, monsieur Clark ? demanda l’officier supérieur. Un exemplaire du Washington Post était posé sur le bureau, et Kelly nota avec surprise que l’affaire du comté de Somerset y avait également fait la une.
— Oui, monsieur, j’imagine qu’on peut dire ça. Ses deux aînés saisirent l’ambivalence du propos. Pourquoi teniez-vous à me recruter ?
— Je vous l’ai dit dans l’avion. Il se pourrait bien que votre récupération du Russe contribue à sauver nos gars, en définitive. Nous avons besoin d’hommes qui réfléchissent en gardant les pieds sur terre. Comme vous. Je vous propose de travailler dans la section dont je m’occupe.
— Pour faire quoi ?
— Tout ce qu’on vous dira de faire, répondit Ritter. Il avait déjà une idée derrière la tête.
— Je n’ai même pas de diplôme universitaire.
Ritter sortit un épais dossier de son bureau.
— J’ai fait venir ceci de Saint Louis. Kelly reconnut les formulaires. C’était l’ensemble de son dossier personnel dans la Navy. Vous auriez vraiment dû accepter cette bourse. Vos résultats aux tests d’intelligence sont encore plus élevés que je ne le pensais, et ils révèlent que vous êtes encore plus doué que moi pour les langues. Avec James, nous pouvons vous accorder une dérogation.
— Une Croix de la Navy, cela pèse dans la balance, John, expliqua Greer. Et ce que vous avez fait, votre contribution au plan VERT BUIS, puis votre action sur le terrain, ce genre de chose pèse également son poids.
Kelly sentait son instinct affronter sa raison. Le problème, c’était qu’il n’était pas sûr de savoir quelle partie se rangeait dans quel camp. Puis il décida qu’il fallait qu’il avoue à quelqu’un la vérité.
— Il y a un problème, messieurs.
— Lequel ? demanda Ritter.
Kelly avança la main et tapa du doigt l’article à la une du journal.
— Vous feriez mieux de lire ça.
— Je l’ai fait. Et alors ? Quelqu’un a rendu service à l’humanité, dit l’officier, sur un ton léger. Puis il intercepta le regard de Kelly et son ton devint aussitôt méfiant. Continuez, monsieur Clark.
— C’est moi, monsieur.
— De quoi voulez-vous parler, John ? demanda Greer.
*
— Le dossier est sorti, monsieur, dit au téléphone l’employé aux archives.
— Comment ça, sorti ? objecta Ryan. J’en ai des copies sous les yeux.
— Pouvez-vous patienter un instant ? Je vous passe mon supérieur. La ligne passa en attente, ce que l’inspecteur détestait cordialement.
Ryan regarda par la fenêtre avec une grimace. Il avait appelé le Service central des Archives militaires, situées à Saint Louis. L’ensemble des papiers concernant tous les hommes et femmes ayant servi sous les drapeaux étaient regroupés là, dans ce complexe parfaitement protégé et gardé – le policier y avait recouru plus d’une fois pour obtenir des renseignements.
— Irma Rohrerbach, je vous écoute, dit une voix après quelques gazouillis électroniques. L’inspecteur imagina aussitôt une femme de forte carrure, assise derrière un bureau encombré de dossiers qui auraient pu être réglés depuis une semaine.
— Je suis le lieutenant Emmet Ryan, de la police municipale de Baltimore. J’aurais besoin d’informations provenant d’un de vos dossiers personnels…
— Monsieur, il n’est pas ici. Mon employé vient de me montrer les notes.
— Que voulez-vous dire ? Vous n’avez pas le droit de sortir ainsi les dossiers. Je le sais très bien.
— Monsieur, ce n’est pas tout à fait exact. Il existe certaines dérogations. C’est le cas ici. Le dossier a été retiré et sera restitué mais je ne sais pas quand.
— Qui le détient ?
— Je ne suis pas habilitée à le dire, monsieur. Le ton de la bureaucrate révélait également l’intensité de sa curiosité. Le dossier était sorti et, tant qu’il ne serait pas revenu, il ne faisait plus partie de l’univers connu pour ce qui la concernait.
— Je peux vous balancer une décision judiciaire, vous savez. En général, ça marchait sur les gens, qui appréciaient assez peu d’être l’objet des attentions de la justice.
— Oui, certainement. Puis-je vous être utile à autre chose, monsieur ? Elle devait également avoir l’habitude de se faire rabrouer. Le coup de fil venait de Baltimore, après tout, et la citation d’un juge officiant à douze cents kilomètres de là semblait une péripétie futile et bien lointaine. Avez-vous notre adresse postale, monsieur ?
En vérité, il ne pouvait pas. Il n’avait pas encore assez d’éléments à faire valoir devant un juge. Ce genre de situation se réglait en général à l’amiable plutôt que par la contrainte judiciaire.
— Merci, je rappellerai.
— Bonne journée, monsieur. La formule de politesse n’était que la façon narquoise de se débarrasser d’un de ces innombrables détails importuns dans la journée d’un fonctionnaire aux archives.
À l’étranger. Pourquoi ? Pour qui ? Qu’y a-t-il donc de si différent cette fois-ci ? Ryan savait qu’il y avait quantité de différences. Il se demanda s’il les avait relevées toutes.
*
— Et voilà ce qu’ils lui ont fait subir, leur dit Kelly. C’était la première fois qu’il décrivait tout cela à haute voix, et en narrant ainsi en détail le rapport d’autopsie, il avait l’impression d’entendre parler un autre. À cause de son passé, les flics n’ont jamais vraiment considéré l’affaire comme prioritaire. J’ai réussi à sortir deux autres filles. Ils en ont tué une. L’autre, eh bien… Il indiqua le journal.
— Pourquoi l’avez-vous simplement libérée dans la nature ?
— Vous vouliez que je l’assassine, monsieur Ritter ? C’était ce qu’ils comptaient faire, dit Kelly, les yeux toujours baissés. Elle avait plus ou moins émergé quand je l’ai libérée. Je n’avais pas le temps de faire autre chose. J’ai mal calculé.
— Combien ?
— Douze, monsieur, répondit-il, sachant que Ritter voulait le nombre total de tués.
— Bonté divine, observa Ritter. En fait, il avait envie de sourire. À vrai dire, on envisageait à la CIA de se lancer dans des opérations anti-drogue. Il était opposé à cette politique – ce n’était pas important au point de distraire des gens qui seraient mieux occupés à protéger leur pays des menaces bien réelles contre la sûreté de l’État. Mais il ne pouvait pas sourire. C’était bien trop sérieux. L’article parle de vingt kilogrammes de drogue. Est-ce exact ?
— Probablement. Kelly haussa les épaules. Je ne l’ai pas pesée. Il y a autre chose. Je crois savoir comment elle est introduite dans le pays. Les sachets sentent… le bain d’embaumement. C’est de l’héroïne asiatique.
— Oui ? demanda Ritter.
— Vous ne voyez donc pas ? Came asiatique. Bain d’embaumement. Point de chute, quelque part sur la côte Est. Ça ne vous paraît pas évident ? Ils se servent des corps de nos soldats tués au combat pour faire entrer cette saloperie.
Toutes ces qualités, plus des capacités d’analyse ?
Le téléphone de Ritter sonna. C’était la ligne intérieure.
— J’avais dit, pas d’appels, grommela l’officier de renseignements.
— C’est « Bill », monsieur. Il dit que c’est important.
*
Le minutage était absolument parfait, songea le capitaine. On sortit les prisonniers dans le noir. Il y avait encore une coupure d’électricité, et le seul éclairage provenait des lampes à accumulateurs et des quelques torches que son sergent-chef avait réussi à récupérer. Tous les prisonniers avaient les pieds entravés ; tous avaient les mains et les coudes liés dans le dos. Ils marchaient tous légèrement voûtés. Ce n’était pas simplement pour les contrôler. L’humiliation importait aussi, et chaque homme était talonné par un conscrit chargé de le harceler jusqu’à ce qu’ils soient regroupés au centre du camp. Ses hommes y avaient bien droit, estima le capitaine. Ils s’étaient entraînés dur, ils étaient sur le point d’entamer leur longue marche vers le sud pour achever de libérer et réunifier leur pays. Les Américains étaient déboussolés, visiblement terrifiés par ce bouleversement de leur train-train quotidien. Les choses s’étaient plutôt bien passées pour eux depuis une semaine. Peut-être avait-il commis une erreur en les regroupant un peu plus tôt. Cela aurait pu fortifier un semblant de solidarité dans leurs rangs, mais la leçon de choses pour ses troupes valait amplement ce risque. Ses hommes ne tarderaient pas à tuer des Américains à plus grande échelle encore, le capitaine en était sûr, mais il fallait bien qu’ils commencent quelque part. Il cria un ordre.
Comme un seul homme, les vingt soldats sélectionnés prirent leur fusil pour frapper chacun son prisonnier d’un coup de crosse à l’abdomen. Un seul Américain réussit à tenir encore debout après le premier coup mais pas au second.
Zacharias était surpris. C’était la première attaque physique qu’il subissait depuis que Kolya avait arrêté les sévices, des mois auparavant. L’impact lui coupa le souffle. Il souffrait déjà du dos, parce qu’il gardait des séquelles de son éjection et qu’ils l’avaient délibérément forcé à marcher les membres entravés, et sous l’impact de la plaque de crosse en acier du AK-47, son corps épuisé et blessé l’avait trahi aussitôt. Il tomba sur le flanc, contre un autre prisonnier, et essaya de replier les jambes et de se protéger. Puis les coups de pied commencèrent. Il ne pouvait même pas se protéger la figure à cause de ses bras douloureusement ligotés dans le dos, et ses yeux virent le visage de son ennemi. Rien qu’un gamin, de dix-sept ans peut-être, les traits presque féminins, et ce regard était celui d’une poupée, les mêmes yeux vides, dénués d’expression. Aucune fureur, il ne montrait même pas les dents, non, il le frappait comme il aurait frappé une balle, parce qu’on lui avait dit de le faire. Il ne pouvait haïr le garçon, mais il pouvait le mépriser pour sa cruauté, et même après que le premier coup de botte lui eut cassé le nez, il continua de le fixer. Robin Zacharias avait touché le fond du désespoir, avait assumé le fait qu’on l’avait brisé et qu’il avait livré les secrets qu’il connaissait. Mais il avait également eu le temps de l’assimiler. Il n’était pas plus un couard qu’il n’était un héros, se répéta-t-il au milieu des coups, rien qu’un homme. Il endurerait la souffrance comme un châtiment physique pour sa faute passée, et il continuerait d’implorer son Dieu pour qu’il lui donne du courage. Le colonel Zacharias gardait ses yeux, à présent bouffis d’ecchymoses, fixés sur le visage de l’enfant qui le tourmentait. J’y survivrai. J’ai survécu à pire, et même si je meurs, je suis encore un homme meilleur que tu le seras jamais, disait son visage au tout petit soldat. J’ai survécu à la solitude et c’est bien pis que ça, gamin. Il ne priait plus pour sa délivrance. Elle était venue de l’intérieur, après tout, et si la mort devait arriver, alors il saurait y faire face comme il avait fait face à sa faiblesse et ses défauts.
Un nouvel ordre aboyé par leur officier et ils reculèrent. Dans le cas de Robin, il y eut un dernier, un ultime coup de botte. Il saignait, un œil presque clos, et sa poitrine était déchirée par la douleur et la toux, mais il était toujours en vie, il était toujours un Américain, et il avait survécu à une épreuve de plus. Il se tourna pour regarder le capitaine qui commandait le détachement. Il y avait de la fureur sur ses traits, une fureur différente de celle du soldat qui avait reculé de quelques pas. Robin se demanda pourquoi.
— Relevez-les ! hurla le capitaine. Deux des Américains avaient perdu connaissance et durent être relevés chacun par deux hommes. C’était le mieux qu’il pouvait faire pour ses hommes. Il aurait mieux valu les tuer mais l’ordre dans sa poche l’interdisait formellement et, dans son armée, on ne tolérait aucune violation des ordres.
Robin regardait à présent dans les yeux le garçon qui l’avait assailli. De près, moins de quinze centimètres. Il n’y lut aucune émotion, mais il continua de le fixer, et dans ses yeux non plus, il n’y avait aucune émotion. C’était une épreuve de force entre eux deux, à leur échelle. Pas un mot ne fut échangé mais les deux hommes respiraient irrégulièrement, l’un à cause de l’épuisement, l’autre à cause de la douleur.
Ça te dit de remettre ça un de ces quatre ? Entre hommes. Tu crois que tu serais capable de tenir la distance, fiston ? Est-ce que tu éprouves de la honte pour ce que tu as fait ? Est-ce que ça en valait le coup ? Te sens-tu plus un homme à présent, gamin ? Je ne le pense pas, et t’as beau le masquer de ton mieux, nous savons tous les deux qui a gagné cette reprise, pas vrai ? Le soldat se porta à la hauteur de Robin, ses yeux n’avaient rien trahi, mais sa main agrippa avec force le bras de l’Américain, il fallait bien ça pour le maîtriser, et Robin y vit une victoire. Le gamin avait toujours peur de lui, malgré tout. Car il était de la race de ceux qui hantent le ciel – haïs peut-être, mais redoutés aussi. La torture était l’arme du couard, après tout, et ceux qui l’appliquaient le savaient aussi bien que ceux qui devaient la subir.
Zacharias faillit trébucher. Voûté comme il l’était, il avait du mal à redresser la tête, et il n’aperçut le camion que parvenu à moins de deux mètres de celui-ci. C’était une antiquité russe, grillagé au-dessus, à la fois pour empêcher toute évasion et pour rendre visible le chargement. On les emmenait quelque part. Robin ne savait pas vraiment où et il pouvait difficilement échafauder des hypothèses. Rien ne pourrait être pire que ce camp – et pourtant, il y avait survécu d’une certaine manière, se dit-il tandis que le véhicule s’éloignait en cahotant. Le camp disparut dans le noir, et avec lui, la pire épreuve de son existence. Le colonel inclina la tête, murmura une prière d’action de grâces, et puis pour la première fois depuis des mois, il pria pour sa délivrance, quelque forme qu’elle puisse prendre.
*
— C’était votre œuvre, monsieur Clark, dit Ritter après un long regard appuyé au combiné téléphonique qu’il venait de reposer sur sa fourche.
— Je ne l’avais pas exactement calculé ainsi, monsieur.
— Certes non, mais au lieu de tuer cet officier russe, vous l’avez ramené avec vous. Ritter se retourna vers l’amiral Greer. Kelly ne remarqua pas le hochement de tête qui annonçait le bouleversement de son existence.
— Je regrette que Cas ne l’ait pas su.
*
— Alors, qu’est-ce qu’ils savent ?
— Ils ont Xantha, vivante ; elle est détenue dans la prison du comté de Somerset. Que sait-elle au juste ? demanda Charon. Tony Piaggi était là, lui aussi. C’était la première fois qu’ils se rencontraient tous les deux. Ils se trouvaient dans le labo qu’ils s’apprêtaient à mettre en route, dans les quartiers est de Baltimore. Le policier des stups avait jugé qu’il ne risquait rien à s’y rendre juste une fois.
— Problème…, observa Piaggi. Ça paraissait facile pour les autres jusqu’à ce qu’il poursuive. Mais on peut le régler. La première priorité, toutefois, c’est d’assurer la livraison à mes amis.
— Merde, on a quand même perdu vingt kilos, mec, remarqua Tucker, atterré. Il savait maintenant ce que c’était que la peur. À l’évidence, un truc leur rôdait autour, qui la justifiait amplement.
— Il t’en reste ?
— Ouais, dix kilos, à la maison.
— Parce que tu la gardes chez toi ? demanda Piaggi. Bon Dieu ! Henry !
— La pute sait pas où je crèche.
— Elle sait ton nom, Henry, rétorqua Charon. On peut faire des tas de trucs rien qu’avec un nom. Merde, pourquoi selon toi j’ai tout fait pour éloigner mes gars des tiens ?
— Il va falloir rebâtir toute l’organisation, observa calmement Piaggi. On en est capables, d’accord ? Il faut qu’on déménage, mais c’est pas bien difficile. Henry, ta came arrive ailleurs qu’ici, d’accord ? Eh bien, tu nous l’amènes et on se charge de la faire sortir. Alors, déménager le réseau, c’est vraiment pas un problème.
— Ouais mais, sur la région, j’ai perdu…
— Laisse tomber la région, Henry ! Je m’apprête à monopoliser la distribution sur toute la côte Est. Est-ce que tu vas te mettre à réfléchir, pour l’amour de Dieu ? T’as paumé peut-être vingt-cinq pour cent de ce que tu comptais ramasser. On peut se refaire en deux semaines. Cesse de penser petit.
— Toute la difficulté ensuite, c’est de masquer vos traces, poursuivit Charon, intéressé par le portrait de l’avenir qu’avait brossé Piaggi. Xantha n’est qu’une personne isolée, et droguée en plus. Quand ils l’ont ramassée, elle était défoncée. Pas terrible, comme témoin, et à moins qu’ils aient un autre atout à jouer et à condition que vous déménagiez dans un autre secteur, vous devriez pas avoir de problème.
— Tous les autres vont devoir partir. Et vite, insista Piaggi.
— Burt éliminé, je suis en manque d’effectifs. Je peux recruter des types que je connais…
— Pas question, Henry ! Tu veux faire rentrer de nouvelles recrues, en ce moment ? Laisse-moi appeler Philadelphie. On a deux mecs qui attendent, tu te souviens ? Piaggi obtint un hochement de tête qui réglait la question. Première étape, satisfaire mes amis. On a besoin de l’équivalent de vingt kilos de came, traitée et prête à partir, et on en a besoin vite.
— J’en ai que dix, remarqua Tucker.
— Moi je sais où trouver le reste, et vous aussi. N’est-ce pas exact, lieutenant Charon ? La question ébranla tellement le flic qu’il en oublia de les informer d’un autre truc le concernant.